Institut Scientifique Français – une société scientifique ou une association culturelle ?

Parmi les associations culturelles françaises en Estonie de l’entre-deux-guerres, l’Institut Scientifique Français de Tartu (ISF) occupait une place bien spéciale. Elle est spéciale par rapport à la durée (19 ans) et à la diversité des activités de l’ISF mais également par rapport au caractère particulier et unique de cette organisation. S’agissait-il d’une société scientifique pure ou plutôt d’une association diffusant magnifiquement la culture française? Le présent article essaiera de trouver une réponse à cette question.

Une société scientifique étroite?

Les statuts de l’ISF disent clairement qu’il s’agit d’une société scientifique. Or, l’évolution des activités de l’Institut montre qu’il y avait beaucoup de diversité, voire des paradoxes dans les activités et dans la nature même de l’Institut. C’est justement le côté scientifique qui distinguait l’ISF des autres instituts français. L’Institut Français de Prague, créé en 1920, ainsi que les autres instituts créés par la suite étaient en pratique des écoles supérieures françaises. L’Institut Français de Riga, par exemple, s’occupait de la formation des enseignants de français. Le modèle le plus direct de l’ISF paraît être « l’Institut Français en Estonie » (IFE), une société linguistique créée à Tallinn en 1921. Les statuts de ces deux instituts contiennent nombreux similitudes. Le fondateur de l’ISF, Ludvig Puusepp, un neurochirurgien mondialement connu, avait néanmoins laissé de côté quelques points restrictifs et non réalistes (par exemple le caractère strictement linguistique de l’IFE), qui amenaient l’IFE rapidement vers sa disparition. Même si les statuts de l’ISF ne précisaient pas que les membres soient obligés de s’exprimer en langue française lors des réunions et des soirées, et même s’il était possible d’accorder le statut de membre actif non seulement aux personnes ayant un diplôme universitaire mais également aux étudiants en fin d’études, il s’agissait dans les deux cas d’une association créée en vue d’un cercle étroit d’élite savante.

L’ISF a montré toutefois plus de souplesse, en accordant en 1923 pas seulement aux étudiants mais à tous ceux « s’intéressant aux objectifs de l’Institut » le droit de devenir des collaborateurs. Ceci a permis d’élargir considérablement le public concerné par les activités de l’Institut (curieusement, c’étaient surtout les femmes qui étaient attirées par l’ISF et par la langue française en général), et a été le premier pas important sur la voie qui transformait l’Institut Français en une association culturelle destinée au grand public. En fait, les statuts annonçaient comme deuxième objectif de l’ISF « la diffusion des idées culturelles françaises », mais hélas! il était prévu de prononcer « des discours compréhensibles au grand public » seulement une fois par an –  lors des réunions célébrant l’anniversaire de l’Institut. Les cours de langue se trouvaient à la dernière place parmi les différentes activités de l’Institut et ils étaient réservés exclusivement aux membres de l’ISF. La bibliothèque scientifique et les bourses de l’ISF devaient contribuer également au développement des relations scientifiques franco-estoniennes. Dans les idées de Puusepp et de ses compagnons, l’Institut était voué à être une association strictement scientifique. Outre les opinions personnelles, une raison en est probablement l’influence des attitudes fortement germanophiles et francophobes de l’époque. Une association propageant ouvertement la culture française aurait pu être accueillie d’une façon très hostile. Il était à espérer (malheureusement sans beaucoup de fondement) que la science formerait une sorte de bouclier de protection, qui permettrait d’éloigner l’Institut des conflits politiques franco-allemands jouant sur les sentiments du public.

De la science à la culture?

Sur la base des activités organisées par l’Institut, il est possible de conclure que dans les années 1920, l’ISF fonctionnait avant tout comme une société scientifique, en évitant de présenter la culture française au grand public. Cela pouvait être une des sources créant des tensions internes à l’Institut et une des raisons pour lesquelles Lucien Rudrauf, un Français enseignant à l’université, se montrait actif à la présentation de la culture française en dehors de l’ISF. Dans les années 1930, en revanche – grâce à la nouvelle direction de l’ISF et à la popularité grandissante de la culture française parmi le grand public – la diffusion de la culture française et l’enseignement de la langue vers des cercles plus ouverts prenaient de l’essor. Il a été accordé plus d’importance à la traduction des exposés prononcés par des Français ainsi qu’à l’organisation des conférences en langue estonienne, pour que puissent participer même les non francophones. A partir de 1933, il était prévu d’organiser des conférences sur la culture française en estonien dans le bâtiment principal de l’université le premier vendredi de chaque mois. Bien que ce projet ambitieux n’ait pas pu être complètement accompli, il montre bien l’ampleur des changements ayant eu lieu. Les années 1933-1940 peuvent être considérées comme l’apogée dans la diffusion de la culture française au grand public.

Conclusion

Si l’on admet que dans les années 1920, l’Institut Scientifique Français était aussi bien par ses activités que dans les idées de la direction une société purement scientifique, il faut considérer que dans les années 1930, l’Institut, à cause des activités destinées au grand public, ressemble plus à une association culturelle qu’à une société scientifique. La structure de l’ISF (la répartition des membres dans des sections permettant de mieux organiser le travail scientifique) ainsi que les statuts accordant une prédominance à l’approche scientifique restaient cependant intactes. Par conséquent, nous pouvons en conclure que l’ISF de l’avant-guerre était simultanément une société scientifique et une association culturelle.

Asko Varik, article publié dans le Bulletin de l’Institut Scientifique Français. N° 2, 1999.

Author: wppti